Strixbubo
1/24/2005 5:43:00 PM
PAR FRANÇOISE PLOQUIN
Rédactrice en chef du Français dans le monde, Paris.
Le Monde diplomatique, janvier 2005
On éprouve un sentiment de malaise quand un Français utilise l'anglais
pour demander un renseignement dans une rue de Florence, de Séville ou
de Coimbra, sans parler de Montevideo ou de Porto Alegre. Ou quand un
hispanophone ou un lusophone agissent de la même manière à Paris. Cette
attitude ignore la parenté entre les langues de l'Europe du Sud (et
donc de I'Amérique latine) issues du latin. Entre les langues romanes -
français, italien, espagnol, catalan, portugais, roumain -
l'intercompréhension est non seulement souhaitable, mais elle est
possible et rapide à acquérir. L'intercompréhension, c'est le fait de
comprendre des langues sans les parler : chacun parle ou écrit dans sa
langue, et comprend ou lit celle de l'autre. Cette démarche, qui ne
nécessite aucune connaissance préalable du latin est de nature à souder
un ensemble de pays appartenant à la même famille de langues, et qui ont
des intérêts et des cultures proches.
Pour un locuteur de langue romane, les autres langues de la famille sont
plus immédiatement transparentes que les autres. Il en va de même pour
les locuteurs de la famille des langues slaves - russe, polonais,
tchèque, serbo-croate et bulgare - et pour ceux de la famille des
langues germaniques - anglais, allemand et néerlandais. Cette notion de
famille de langues, les Scandinaves l'ont bien comprise, et depuis
longtemps un Danois, un Norvégien et un Suédois se comprennent en
parlant chacun sa langue. L'habitude de s'appuyer sur les ressemblances
(à utiliser de préférence quand on s'exprime) et l'étude des différences
systématiques (à connaître, pour qu'elles ne perturbent pas la
compréhension) permettent aux Scandinaves de communiquer aisément entre
eux, et ainsi d'exister en tant que communauté. Voilà près d'un siècle
que, dans chacun de ces trois pays, on enseigne à l'école les bases de
la grammaire des langues des deux autres.
Au cours de la dernière décennie, d'intéressantes recherches ont été
menées sur l'apprentissage à l'intercompréhension des langues romanes.
Dans le cadre du programme européen Lingua, deux projets menés en
liaison avec des équipes des autres pays de langues latines d'Europe ont
permis nombre d'observations et d'expérimentations Galatea, sous la
responsabilité de Mme Louise Dabène (université Stendhal-Grenoble-lll),
et Eurom4, sous la direction de Mme Claire Blanche-Benveniste
(université de Provence - Aix Marseille). Du matériel a été produit qui
demanderait aujourd'hui à être actualisé et développé. Des émules
passionnés continuent le travail à Rome, à Barcelone, à Reims.
L'université danoise d'Aarhus, forte de l'expérience scandinave, a
montré que les mêmes résultats peuvent être atteints dans le groupe des
langues latines. En Argentine, une forte colonie italienne pousse à
l'apprentissage des langues du cône sud. A la University of British
Columbia (UBC) de Vancouver, le département de français, en perte de
vitesse, s'est refait une santé en proposant l'initiation aux langues
romanes. Les travaux menés avec des équipes d'étudiants volontaires,
mais non spécialistes (Eurom4), montrent qu'en soixante heures un
locuteur d'une langue romane parvient à lire et à comprendre des textes
dans trois autres langues (livre, encyclopédie, article de presse). Pour
la majorité des sujets, il faut cependant un peu plus de temps pour
parvenir à une bonne maîtrise de la compréhension de l'oral
(conversation, film, radio et télévision).
La diffusion de telles méthodes dans le système éducatif bute sur un
obstacle de taille. Elles n'ont pas droit de cité dans la définition des
politiques officielles d'enseignement des langues, et donc dans la
formation des professeurs. Préparés à n'enseigner qu'une langue
étrangère, convaincus que leur mission est de la transmettre à leurs
élèves dans son intégralité, les maîtres ne peuvent que rechigner à
l'enseignement, à leurs yeux réducteur, d'une compétence partielle. Pour
vaincre ces résistances, et dans le cadre d'une nouvelle politique, les
formations devraient prendre on compte non plus une langue, mais une
famille de langues. Un professeur maîtrisant plusieurs langues aurait
une vision plus juste de chacune d'entre elles, et la tolérance aurait
de grandes chances de remplacer l'exigence de perfection
l'intercompréhension fait en effet largement appel aux vertus de l'à peu
près, qui permet d'avancer, et à la débrouillardise.
Tous les spécialistes savent que l'acquisition d'une langue étrangère
dans sa totalité reste une entreprise difficile et de longue haleine, et
que le bilinguisme réel est un mythe, sauf chez des personnes plongées
dès leur enfance dans un univers bilingue, ou ayant passé une partie de
leur vie dans un pays dont elles ont assimilé la langue. Dans la
technique de l'intercompréhension, chacune des parties étant à l'écoute
de l'autre, la production en langue étrangère devient inutile. La partie
la plus difficile de l'apprentissage, celle qui met en branle les
mécanismes les plus complexes, se trouve ainsi supprimée. Le gain en
temps et en efforts est considérable.
Repenser l'apprentissage par familles de langues aurait de multiples
avantages. Sur le plan individuel, sentiment d'égalité et confort sont
partagés, aucun n'abdique sa langue pour adopter celle de l'autre,
l'attention n'est mobilisée que dans les phases d'écoute et, de ce fait,
la fatigue est réduite. Chaque locuteur peut ainsi s'exprimer de façon
précise et nuancée. Et, au niveau politique, tant européen
qu'international, cet apprentissage engagerait une dynamique de
multipolarité et de démocratie linguistiques face à l'hyperpuissance et
à la langue unique.